Droit britannique, directive européenne et Brexit : la Cour de cassation face à ses interrogations...
Par cet arrêt en date du 3 mai 2024, la Cour de cassation pose une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJCE), et s’interroge sur trois points en particulier liés à l’application d’une directive européenne, en lien avec le Droit britannique.
PRENDRE EN COMPTE LE CONTEXTE SOCIAL EUROPÉEN
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FOCUS SUR UN JURISPRUDENCE SOCIALE DE LA COUR DE CASSATION :
A propos de l’arrêt de la Cour de cassation du 3 mai 2024 n° 21-21.615
° DECISION DU JUGE
Un doute raisonnable existant quant à la conclusion de sorte que la Cour de cassation a estimé nécessaire un renvoi préjudiciel sur ce point également, compte tenu, en outre, des enjeux institutionnels de la réponse.
Quels étaient les faits et la problématique juridique ?
° FAITS
Un travailleur a été engagé par une société bancaire en janvier 2007. Son dernier poste était au Royaume-Uni, avec un contrat régi par la loi du Royaume-Uni, avant d’être placée en arrêt maladie depuis août 2013.
Dès le début du contrat, il a saisi la juridiction prud’homale s’estimant victime de discrimination en raison de son sexe et de harcèlement moral, afin d’obtenir le paiement de diverses sommes au titre de l’exécution du contrat de travail et à titre indemnitaire.
° PROCEDURE
En 2019, le Conseil de prud’hommes a rejeté les demandes. La salariée a donc saisi la Cour d’appel de Versailles qui a jugé en 2021 qu’elle ne présentait pas de faits primaires susceptibles d’être pris en compte comme « inférence de discrimination », « harcèlement discriminatoire » ou encore « représailles » au sens de l’Equality Act 2010. La salariée s’est donc tourné cette fois vers la Cour de cassation.
Pour la Cour de cassation, la cour d’appel a statué sur le fondement d’une interprétation de l’Equality Act non conforme à l’article 19 de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006, qui impose au juge de procéder à une appréciation globale des faits pour déterminer s’ils permettent de présumer l’existence d’une discrimination.
La Haute juridiction ajoute que la Cour d’appel a fait peser la charge de la preuve d’une discrimination sur la salariée, et non sur l’employeur, lorsqu’elle lui a demandé de prouver l’existence d’une discrimination à l’égard des femmes, alors que celle-ci amenait au débat l’élément selon lequel le fait que l’essentiel des salariés expatriés soit des hommes permettait de présumer l’existence d’une discrimination indirecte.
Ce qui selon la Cour de cassation va à l’encontre du droit européen.
La question qui se pose avant tout dans ce cas est de savoir si la cour d’appel doit interpréter le droit britannique applicable au litige de manière conforme à la directive européenne de 2006 ?
° ECLAIRAGES
Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle des principes de base, le fait que le droit des États membres ne peut faire obstacle à l’application du droit de l’UE.
Aussi, pour garantir l’effectivité du droit européen, le juge national doit interpréter, dans toute la mesure du possible, le droit de son pays de manière à le rendre conforme au droit de l’UE.
Par conséquent, le juge national doit modifier l’interprétation d’une règle nationale si celle-ci n’est pas conforme au droit de l’UE, et écarter l’application d’une règle nationale s’il paraît impossible d’en faire une application conforme au droit de l’UE, et en présence d’une directive européenne, d’appliquer le droit national à la lumière de celle-ci.
Dès lors que ces principes sont rappelés, la Cour de cassation se pose trois questions :
- Sur le statut du droit britannique post Brexit.
A la date des faits, mais aussi, à la date à laquelle l’action a été engagée et à celle à laquelle le conseil de prud’hommes a rendu son jugement, le Royaume-Uni était membre de l’Union européenne.
En revanche, à la date à laquelle la cour d’appel de Versailles a statué sur l’appel, le Royaume-Uni avait quitté l’Union européenne. La Cour considère qu’un doute raisonnable subsiste sur ce point.
- La question de savoir si l’obligation d’interprétation conforme du droit national de l’État membre dont émane le juge s’applique aussi lorsque ce juge doit faire application de la loi d’un autre État membre et ; derechef, le juge qui peut considérer qu’il est impossible d’interpréter la loi de l’autre État conformément au droit de l’UE, peut-il aller jusqu’à ne pas appliquer cette loi ?
Devant ces interrogations, la Cour a décidé de les renvoyer à la CJCE, pa le biais de la procédure de renvoi préjudiciel, et de sursoir à statuer sur le pourvoi jusqu’à la décision de la Cour.
° FONDEMENTS JURIDIQUES DE LA DECISION ?
La Cour se fonde sur l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne selon lequel : « la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :
a) sur l’interprétation des traités,
b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union.
Avec la variante qui suit : lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question.
OU/ET Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour.
Enfin si la question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais ».
° DROIT EN ACTIONS
Le fait de s’interroger sur ces points fait que la Cour de cassation devra probablement faire évoluer sa jurisprudence sur le point du contrôle qu’elle exerce sur l’application et l’interprétation de la loi étrangère par les cours d’appel.
Cela n’est pas sans complexifier et rallonger les procédures, rendre le droit quelque peu imprévisible et peu lisible pour les justiciables, même s’il est indispensable que les règles européennes puissent être appliquées.
De fait, il faudra aussi à l’avenir certainement davantage "élever" les contentieux devant les juridictions sociales européennes.
Louis BERVICK, Juriste en Droit social, Pôle Service Juridique, Secteur Juridique National UNSA.
Pour toutes précisions ou remarques, juridique@unsa.org.