Harcèlement collectif : quand l’agression d’un seul devient la souffrance de tous


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Le "harcèlement moral", un "mal" de mieux en mieux appréhendé par le Droit, par une meilleure compréhension de ce qu’il est et représente pour des mesures de prévention et des sanctions plus justes, ...

HARCÈLEMENT MORAL...

Depuis la reconnaissance du harcèlement moral par la loi de 2002, la jurisprudence s’est d’abord attachée à caractériser des situations interpersonnelles, dans lesquelles un salarié identifié subissait des agissements répétés imputés à un auteur déterminé.
Ce cadre, centré sur la relation individuelle, n’épuisait pas la réalité vécue dans les milieux de travail : des méthodes de gestion ou des ambiances dégradées pouvaient affecter simultanément plusieurs salariés

L’année 2025 marque un véritable tournant à cet égard. Désormais, humilier un salarié en réunion, c’est (potentiellement) atteindre l’ensemble de l’équipe présente. Tolérer des blagues sexistes à la cantonade, c’est (potentiellement) exposer tous les témoins à une atteinte à leur dignité.

La jurisprudence reconnaît, en effet, que le harcèlement peut relever de dynamiques managériales globales, de stratégies organisationnelles ou d’une atmosphère sexiste qui imprègne l’environnement de travail. Comprendre l’effet de « souffle » : un acte "ciblé", des "victimes multiples" !

Une mécanique du harcèlement...

Pour comprendre la portée de ces évolutions, il faut revenir à la mécanique même du harcèlement lorsqu’il se déploie dans un groupe.
Les juridictions rappellent qu’il n’est pas nécessaire que plusieurs personnes soient directement visées pour que chacune puisse être considérée comme victime : il suffit que les agissements aient pour objet ou pour effet de dégrader les conditions de travail de ceux qui y sont exposés, l’intention de nuire n’étant pas exigée.

Cette dynamique explique pourquoi un acte isolé, même dirigé contre une seule personne, peut déséquilibrer un service entier.

L’affaire Ubisoft, la fin de l’alibi de la « culture cool »...

Le jugement du Tribunal correctionnel de Bobigny du 2 juillet 2025 concernant l’affaire Ubisoft est l’archétype de cette dérive. Ici, ce n’était pas une politique de réduction d’effectifs qui était en cause, mais une « culture » managériale toxique imposée à un collectif de travail (le service Editorial).

Des cadres dirigeants avaient instauré un climat qualifié de « Créa’ Ado » ou de « camaraderie de vestiaire », mélangeant vulgarité, humiliations publiques — notamment des mises en scène dégradantes comme « le ligotage » ou l’obligation d’effectuer « le poirier » — et jeux à connotation sexuelle au milieu des espaces de travail. La défense invoquait une ambiance « potache » propre au secteur du jeu vidéo.

Le regard du juge...

Les juges ont balayé cet argument. On ne peut pas imposer une culture humiliante à des salariés sous prétexte de créativité ou de décontraction.

Ce qui change pour l’action syndicale :

L’affaire Ubisoft pose trois principes essentiels :
• La victime est le groupe : les préventions retenues par le tribunal visaient le harcèlement envers « les membres du service Editorial d’Ubisoft ». Le harcèlement est constitué même si certains salariés du groupe n’étaient pas personnellement et directement visés à chaque fois, car l’ambiance générale portait atteinte à la dignité de tous.

L’effet de contagion et de mimétisme : le manager toxique, par son aura, incite ses subordonnés à adopter les mêmes comportements déviants pour « rentrer dans le moule ». Ce système de cooptation par la toxicité (mais aussi d’exclusion) engage la responsabilité de ceux qui l’initient comme de ceux qui le reproduisent.

• La prescription élargie : puisque le harcèlement est analysé comme un tout (un « continuum ») à l’encontre d’un groupe, le délai de prescription ne court qu’à partir du dernier acte commis contre le groupe, et non victime par victime.

Le "harcèlement moral institutionnel" : quand la stratégie devient le délit...

À la différence du cas Ubisoft, qui relève de comportements managériaux déviants, le harcèlement institutionnel procède d’une stratégie organisationnelle pathogène, planifiée ou sciemment tolérée par la direction générale pour atteindre un objectif économique (souvent la réduction d’effectifs sans plan social).

La consécration définitive par la Cour de cassation :

L’arrêt rendu par la Chambre criminelle le 21 janvier 2025 (Affaire France Télécom/Orange) grave dans le marbre cette infraction spécifique. La Cour confirme que le délit est constitué par la mise en œuvre d’une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés.

Les piliers du harcèlement institutionnel à retenir :
• La dépersonnalisation de la victime : Il n’est plus nécessaire que les victimes soient individuellement désignées. Le harcèlement peut viser une « communauté de travail » entière. C’est le collectif qui est la cible.

L’intention déduite des actes : les dirigeants ne peuvent plus dire « je ne voulais pas faire de mal ». Le simple fait de mettre en place des méthodes (mutations forcées, objectifs inatteignables, réorganisations désordonnées) en sachant qu’elles vont dégrader les conditions de travail suffit à caractériser l’élément intentionnel.

• La responsabilité de la personne morale : cette jurisprudence permet de condamner les personnes physiques (PDG, DRH) mais aussi l’entreprise elle-même, ce qui impacte son casier judiciaire et sa réputation.

Le harcèlement sexuel d’ambiance : témoin = victime

C’est l’autre grande révolution de l’année 2025. Le droit pénal et le droit du travail s’alignent pour dire que l’on n’a pas besoin d’être la cible directe d’un propos sexiste pour en être la victime.

L’arrêt du 12 mars 2025 :

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a posé un principe protecteur inédit : des propos à connotation sexuelle ou sexiste adressés à la cantonade (à un groupe, sans viser personne en particulier) sont « susceptibles d’être imposés » à chaque personne présente.

Concrètement, cela signifie que :
L’exigence de ciblage individuel disparaît  : un manager qui fait des blagues sexistes en réunion ou un collègue qui affiche des images dégradantes harcèle toutes les personnes présentes.
• Un "environnement hostile" : le fait d’imposer une ambiance sexualisée crée une situation intimidante pour le collectif. Le témoin captif ("passif") devient une victime directe par exposition.

Au civil...

Cette logique s’applique aussi au civil. La Cour d’appel de Paris, le 26 novembre 2024, a reconnu le harcèlement d’ambiance dans un open space où circulaient des mails pornographiques. La cour a jugé que la promiscuité des bureaux faisait que la salariée ne pouvait pas « s’abstraire de cet environnement ».

* Secteur public : Une protection alignée...

Les agents de la fonction publique ne sont pas oubliés. Une décision importante du Tribunal des Conflits du 6 octobre 2025 est venue clarifier la situation pour les agents victimes de harcèlement moral par un supérieur hiérarchique.

Le Tribunal a confirmé que le harcèlement moral est une faute personnelle de l’agent (détachable du service par sa gravité) mais qui n’est pas dépourvue de tout lien avec le service. Conséquence : l’agent victime bénéficie du cumul de responsabilités. Il peut demander réparation :
1. à l’administration devant le juge administratif (faute de service).
2. à l’agent harceleur sur son patrimoine propre devant le juge judiciaire (faute personnelle).

Vers une objectivation de la souffrance au travail...

L’évolution jurisprudentielle de 2024 et 2025 marque une transformation profonde de l’appréhension du harcèlement en entreprise : d’une logique centrée sur la relation interindividuelle (A harcèle B), le droit tend désormais vers une approche plus systémique, intégrant les effets d’une organisation, d’un management ou d’une ambiance sur l’ensemble des salariés qui y sont exposés.

Juridiquement, cette mutation repose sur deux apports majeurs :

L’élargissement de la notion de victime à la « communauté de travail ».

La Cour de cassation admet que le terme « autrui » dans la définition pénale du harcèlement (art. 222-33-2 du Code pénal) peut désigner un groupe.
Cette interprétation permet de saisir des pratiques affectant un ensemble de salariés sans devoir établir, pour chacun, un lien direct entre l’acte et un préjudice individuel lorsque l’infraction est caractérisée par son objet et non par ses effets sur les personnes exposées. Ainsi, au-delà des seules conséquences psychologiques identifiables chez les salariés, c’est la nature intrinsèquement dégradante des méthodes ou des actes qui est désormais mieux prise en compte.

• La reconnaissance du préjudice par exposition (harcèlement d’ambiance).

En matière de harcèlement sexuel, la Cour considère qu’un propos adressé à la cantonade peut être « imposé » à toutes les personnes présentes, dès lors qu’il comporte une connotation sexuelle ou sexiste.
Cette approche élargit le champ des situations protégées et exige une attention accrue portée à la qualité de l’environnement psychosocial.

Ces évolutions traduisent un accroissement de la sphère du droit pénal du travail – à travers les qualifications de harcèlement moral ou sexuel – et constituent un levier dissuasif majeur pour les dirigeants, les managers et les entreprises et une garantie plus ferme et pleine d’espoir de nouvelles perspective de moyens de défense pour les victimes, qui sont désormais moins seules... .

François STEHLY, Juriste, Secteur Juridique National UNSA
juridique@unsa.org

Décision citées :

Crédit photo de yanalya sur Freepik

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