"Projet important", "risque grave" : l’expertise C.S.E. sous contrôle judiciaire !
Par deux décisions du 19 novembre 2025, la chambre sociale de la Cour de cassation a précisé les conditions de recours à l’expertise par le comité social et économique (CSE) dans le domaine de la santé et de la sécurité.
Ces arrêts, dont la portée pédagogique est saluée par les commentateurs, traitent respectivement de l’expertise pour « projet important » et de celle pour « risque grave ».
LES EXPERTISES MONTENT EN GAMMES...
Les "expertises", autant de leviers essentiels pour anticiper les réorganisations et préserver la santé au travail.
1. Expertise « projet important » : confirmation de la compétence limitée du CSE d’établissement
Le cadre juridique...
L’article L. 2315-94, 2° du Code du travail autorise le CSE à mandater un expert lorsqu’un projet important modifie les conditions de travail.
Toutefois, pour les CSE d’établissement, cette prérogative ne s’exerce que dans la limite des pouvoirs du chef d’établissement, conformément aux articles L. 2316-20 et L. 2316-21 du Code du travail.
° L’apport de l’arrêt Carrefour (Cass. soc., 19 nov. 2025, n° 24-13.756) :
https://www.courdecassation.fr/en/d...
Dans cette affaire, la Cour de cassation censure un jugement qui validait une expertise concernant un projet de mise en location-gérance.
Le Tribunal judiciaire avait motivé sa décision en s’appuyant sur une analyse de la situation d’autres magasins de la société. Il relevait que le passage en location-gérance avait entraîné de nouveaux risques psychosociaux, une augmentation du stress ou encore une dégradation de l’état de santé des salariés.
La Haute Juridiction rejette ce raisonnement.
Elle rappelle qu’il n’existe pas de « droit général à l’expertise ». Aussi, pour justifier sa déclinaison au niveau d’un établissement, il est impératif de caractériser l’existence de mesures concrètes d’adaptation du projet :
- Spécifiques à l’établissement concerné ;
- Relevant de la compétence du chef d’établissement.
Portée : confirmation de l’exigence de mesures locales...
Si l’exigence de mesures locales spécifiques apparaît comme une forme de rationalisation – en ce qu’elle permet d’éviter qu’un même projet, déployé à l’identique dans plusieurs établissements, ne fasse l’objet de plusieurs expertises –, elle restreint les prérogatives des CSE d’établissement face aux réorganisations de grande ampleur impactant les conditions de travail.
Reste que cette position s’inscrit dans le droit fil d’une jurisprudence constante.
Ainsi, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion de juger que :
- Le comité ne dispose pas d’un droit automatique à l’expertise (Cass. soc., 25 nov. 2015, n° 14-11.865).
https://www.legifrance.gouv.fr/juri... - Le nombre de salariés concernés n’est pas un critère suffisant (Cass. soc., 10 févr. 2010, n° 08-15.086).
https://www.legifrance.gouv.fr/juri...
L’expertise est exclue lorsque le comité se borne à invoquer les conséquences indirectes d’une décision externe (par exemple, la fermeture d’un site donneur d’ordre) sans démontrer l’existence d’un projet de réorganisation propre à son périmètre (Cass. soc., 14 oct. 2015, n° 14-17.224).
https://www.legifrance.gouv.fr/juri...
La mise en œuvre de mesures purement administratives ou de phases d’observation, sans modification concrète des conditions de travail (tâches, horaires, cadences), ne justifie pas le recours à un expert (Cass. soc., 23 oct. 2024, n° 23-13.987 ; Cass. soc., 26 juin 2001, n° 99-16.096).
En définitive l’arrêt « Carrefour » du 19 novembre 2025 incite les CSE d’établissement à documenter rigoureusement les spécificités propres à leur périmètre chaque fois qu’un projet est appliqué à plus grande échelle.
2. Expertise « risque grave » : vers une appréciation dynamique du risque
Le cadre juridique et la jurisprudence antérieure
Selon l’article L. 2315-94, 1° du Code du travail, le CSE peut solliciter une expertise en cas de « risque grave, identifié et actuel » constaté dans l’établissement.
Jusqu’à présent, la jurisprudence s’articulait essentiellement autour de trois principes :
Le risque grave s’apprécie au jour de la délibération du comité (Cass. soc., 14 févr. 2024, n° 22-18.413).
https://www.legifrance.gouv.fr/juri...
Les mesures d’investigation et d’enquêtes décidées par l’employeur ne font pas obstacle à l’expertise (Cass. soc., 6 mars 2019, n° 17-28.388).
La charge de la preuve incombe au CSE (Cass. soc., 18 mai 2022, n° 20-23.556).
L’apport de l’arrêt SNCF (Cass. soc., 19 nov. 2025, n° 24-15.989)
Cette décision apporte une clarification concernant l’appréciation de l’actualité du risque.
Dans ce dossier, la SNCF déployait le projet « Maintenir demain », une réforme de l’organisation des unités de maintenance.
Le CSE, constatant des conséquences négatives (surcharge de travail, désorganisation, accidents, mal-être), avait voté une expertise pour risque grave le 24 octobre 2023.
La Cour de cassation valide l’annulation de l’expertise décidée par le président du Tribunal judiciaire.
Bien que l’existence de risques psychosociaux fût établie, la Cour retient les éléments suivants pour écarter la qualification de risque grave actuel :
- Le projet a fait l’objet d’un long travail préparatoire et d’une analyse
approfondie. - L’employeur a pris des mesures de prévention jugées suffisantes suite à un droit d’alerte (accord avec les représentants du personnel, réunions de suivi).
La Cour en déduit que l’employeur avait remédié aux difficultés observées, faisant ainsi disparaître le risque grave.
Portée : l’efficacité réelle des mesures comme critère
* L’arrêt SNCF met l’accent sur l’efficacité réelle des actions de l’employeur. L’actualité du risque est appréciée globalement en prenant en compte les mesures de prévention engagées par l’employeur.
Cette position - plutôt pragmatique - est perçue comme équilibrée mais exigeante pour le CSE. Il appartient en effet aux représentants du personnel de démontrer que le risque subsiste malgré les actions correctives.
CONCLUSION :
Les arrêts du 19 novembre 2025 encouragent la prévention et le dialogue social au plus près de la singularité de chaque contexte professionnel, tout en soulignant les défis probatoires auxquels sont confrontés les élus :
* L’arrêt Carrefour (n° 24-13.756) confirme la nécessité pour le CSE d’établissement de prouver l’existence de mesures d’adaptation locales spécifiques, en écartant les argumentaires fondés sur des contextes généraux.
* L’arrêt SNCF (n° 24-15.989) impose au CSE une vigilance accrue sur sa stratégie probatoire : l’expertise peut être écartée si l’employeur a pris des mesures correctives efficaces, même après la délibération du comité.
Secteur Juridique National UNSA
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