Droit de la preuve : une sanction disciplinaire, jugée bien-fondée en s’appuyant sur un témoignage "anonymisé", cela interroge !
Pour apprécier la légitimité d’une sanction disciplinaire, le juge peut prendre en considération des témoignages rendus anonymes par l’employeur lorsque ceux-ci sont confirmés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence...
JURISPRUDENCE SOCIALE
A propos de Cass. soc., 19 avr. 2023, nº 21-20.308 F-B
https://www.legifrance.gouv.fr/juri...
° EN BREF...
Les règles relatives à la preuve des obligations s’appliquent également au contrat de travail.
Les dispositions relatives à la preuve des obligations sont visées aux articles 1353 et suivants du code civil.
Parmi les grands principes, l’un d’entre eux est celui par lequel la charge de la preuve incombe au demandeur (art. 1353 du code civil), mais aussi celui de la "liberté de la preuve" (art. 1358 du code civil).
Ces dispositions se combinent avec le droit à un procès équitable (art. 6, § 1 et 3 CEDH).
C’est sur ce dernier principe que la Cour de cassation précise que, dans le cadre d’un contentieux relatif au bien-fondé d’un licenciement disciplinaire, le juge prud’homal ne peut fonder sa décision uniquement ou, de manière déterminante, sur des témoignages anonymes (Cass. soc., 4 juill. 2018, nº 17-18.241).
Dans un arrêt du 19 avril 2023, la Cour de cassation s’interroge sur la prise en compte lors d’un procès prud’homal des témoignages anonymisés, c’est-à-dire rendus anonymes a posteriori par la partie qui les produit ?
° CONTEXTE DE LA SAISINE
En l’espèce, un salarié sanctionné, par une mise à pied disciplinaire, avait demandé l’annulation de celle-ci en saisissant la juridiction prud’homale.
Pour fonder sa décision, l’employeur se basait sur une attestation anonymisée d’un autre salarié ainsi que le compte-rendu, également anonymisé, de l’entretien de ce dernier avec un membre de la direction des ressources humaines.
Pour la cour d’appel, ces pièces n’avaient pas de valeur probante et devaient être écartées puisqu’elles ne permettaient pas au salarié de se défendre d’accusations anonymes.
Contestant la décision des juges d’appel, l’employeur forme un pourvoi en cassation. Il invoque le principe de la liberté de la preuve et revendique la légitimité des témoignages anonymisés.
° L’ANALYSE DE LA COUR DE CASSATION
La Haute juridiction casse et annule la décision de la cour d’appel. Elle estime que les pièces produites par l’employeur ne peuvent être purement et simplement écartées. En effet, précise l’arrêt, le juge peut prendre en compte, des témoignages anonymisés, c’est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs mais dont l’identité est néanmoins connue par l’employeur, lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence. En constatant que l’attestation anonymisée et le compte-rendu d’entretien n’étaient pas les seules pièces produites par l’employeur pour caractériser la faute du salarié, les juges d’appel devaient en apprécier la valeur et la portée.
° ECLAIRAGES
L’admission d’un témoignage ne préjuge pas de sa portée, laquelle sera appréciée souverainement par les juges du fond. Un raisonnement similaire est adopté à propos du témoignage anonymisé.
Dans cette décision du 19 avril 2023, la Cour de cassation invite à faire, au préalable, une distinction entre le témoignage anonyme et le témoignage anonymisé.
Le témoignage anonyme est celui dont l’identité de l’auteur n’est pas connue. La Cour de cassation juge de manière constante que « le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignage anonymes" (Cass. soc. 4 juill. 2018, n° 17-18.241 P, D. 2018. 1499).
D’autres preuves devront être apportées par l’employeur, pour corroborer celles dont l’auteur n’est pas identifiable. Le témoignage anonymisé est celui dont l’identité de l’auteur a été masquée, afin d’en empêcher son identification. L’objectif est ainsi de protéger le témoin...
Dans cette affaire, l’identité du salarié était connue de l’employeur et avait ensuite été cachée, afin de protéger ce témoin contre les éventuelles représailles de ses collègues dont il dénonçait le comportement.
Dans ce cas, la chambre sociale considère que le juge peut prendre en considération ces témoignages anonymisés. Il faut toutefois que ces derniers soient « corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence ». En relevant que l’employeur avait produit d’autres preuves complémentaires pour caractériser la faute du salarié, le juge devait apprécier la valeur et la portée de l’ensemble de ces pièces, sans rejeter d’office le témoignage anonymisé.
Forcé de constater que les témoignages anonymisés vont avoir une force probante prépondérante sur les témoignages anonymes même si, comme le précise les juges, ils doivent néanmoins être corroborés.
° DROITS EN ACTIONS :
En résumé, ne perdez pas de vue qu’un "anonyme" a vocation à ne jamais être identifié et il ne l’est même pas par l’employeur. "L’anonymisé" n’est qu’un identifié qui reste masqué, mais n’est pas révélé au contentieux, mais connu de l’employeur... Dans le premier cas, on ne peut pas prendre l’élement dans le second on peut en tenir compte, s’il converge avec d’autres éléments, ce qui signifie qu’on ne peut l’exclure d’emblée, mais qu’il ne permet pas, à lui seul, si l’anonymat n’est pas levé, d’être pris en compte... !?
Le doute profite au salarié tant que l’accusation reste anonymisée puisque ne permettant pas au salarié de le contester au regard d’éléments de connaissance du témoin "masqué", ce qui est de nature à contredire la position de "l’anonymisé"... "Anonymiser" ne serait-ce pas aussi travestir et s’exonérer du contradictoire... ? Entre la protection du témoin et les droits de la défense du salarié mis en cause (sans pouvoir a priori contredire ce témoignage), sans oublier le nouveau RGPD que l’on croit aussi pouvoir identifier en filigrane, cette décision ne manque pas d’interroger, surtout quand elle mise au service de l’employeur, ... de craindre aussi, que seules des rumeurs pourraient suffire à convaincre un juge et s’ajouter à un faisceau d’indices concordants... Quelque chose n’irait donc plus tout à fait bien dans l’univers de la preuve... !?
P.S. : le Secteur Juridique National UNSA ira plus loin dans un prochain article d’UNSAMAG sur ces analyses. Abonnez-vous à UNSAMAG !
Auteurs Sophie RIOLLET, juriste et Christian HERGES, Responsable Juridique, Pôle Service Juridique du Secteur Juridique National de l’UNSA.
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